En finir avec la défiance systématique à l’égard d’autrui, l’ironie pathétique, le second degré branché, les poses rebelles adulescentes, les prétentions artistiques, et le second degré bidon qui nous placerait au-dessus de tout. Réfléchir, détourner, pirater, sampler, affûter son sens de l’analyse, retourner la balle à l’envoyeur, aiguiser son regard, canaliser sa rage, apprendre à ne plus prendre les vessies pour des lanternes, résister, se mettre en danger, faire face, relever la tête, répliquer, lutter, se battre.





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de 2006 à 2008 de notre ancien blog.

mardi 28 juin 2011

A propos de Socio

Fabrice Vigne vient de poster un bon article sur Socio sur son blog :

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Service consommation, bonjour. L’heure est grave. La transaction commerciale devient, on le sait, la norme du rapport interindividuel, et l’humanité est refaite, littéralement, sa nature changée, sans pitié pour qui n’est pas représentant de commerce. Qu’est-ce qu’il te reste à vendre, misérable ?

Le blog du Fond du tiroir, tant qu’il durera bonan-malan, aura au moins un mérite : celui de témoigner des faits et gestes d’un activiste de la micro-édition, loin du grand marché de la pâte à papier, mais proche de la schizophrénie. C’est-à-dire qu’il aimerait bien que vous achetiez ses livres, mais qu’il n’a pas grande envie de vous les vendre. Étant donnée l’atmosphère qu’en commun l’on inhale et exhale, faire des livres et n’avoir rien à vendre sont deux positions de principe, deux actes de résistance au décervelage, deux ambitions nobles hélas incompatibles : double bind.

Ma sinistre vie de VRP l’hiver dernier (oh j’en ai encore les dents qui grincent, plus jamais ça, tant pis, je préfère encore endurer la pyramide de cartons dans mon garage, pour ceux qui suivent) aura eu, quant à elle, au moins un avantage : elle m’a aussi permis de rencontrer, presque par hasard, des gens à qui je n’avais rien à vendre, et à qui je n’ai rien acheté. Et c’est ainsi que nous avons échangé. J’aime passionnément le troc.

Alors que j’errais sur les pentes de la Croix-Rousse à Lyon, à la recherche de libraires susceptibles d’accueillir avec bienveillance mes publications, je suis tombé sur l’atelier TerreNoire éditions et sa vitrine agressive, subversive, combative et cependant décorative. Je connaissais et estimais déjà le collectif TerreNoire, éditeur incorruptible de livres « faits à la main par des chômeurs, par des précaires dans des conditions précaires », militant on-ne-peut-plus radical, sciemment sérieux comme la mort pour « En finir avec la défiance systématique à l’égard d’autrui, l’ironie pathétique, le second degré branché, les poses rebelles adulescentes, les prétentions artistiques », éditeur, entre autres misfits, d’Ivan Brun que je tiens pour l’un des auteurs de bandes dessinées les plus puissants et originaux du néo-royaume de France. J’ai poussé la porte, j’ai discuté avec Lionel Tran, l’une des têtes pensantes du repère, et voilà : nous avons troqué nos ouvrages. Un J’ai inauguré IKEA contre une sélection de leurs brûlots maison, insidieux comme une affiche situ, et artisanaux comme un cocktail Molotov.

TerreNoire est à ce point en marge de la société marchande que beaucoup de leurs livres sont, partiellement ou totalement, en téléchargement gratuit – faites le détour, il y a là quoi de quoi passer quelques bonnes heures de remise en forme politique. Espérons que la gratuité, revendiquée comme partie intégrante du projet, ne dissuade personne de commander les ouvrages en chair et en os, pour la survie de ces trouble-fêtes (double bind toujours). Je préconise spécialement leur Dictionnaire des marques déposées et des mots privatisés, la démonstration est redoutable, on le lit et on se dit merde, bien sûr que je connais tout ça, que s’est-il passé, mes mots ne sont plus à moi, j’ai du poison dans la tête.

L’une de leurs collections les plus étranges, les plus stimulantes esthétiquement et narrativement en plus d’être une matière à penser de première catégorie, est le comix intitulé Socio. Cette série de fascicules (cinq livraisons en trois ans) est un détournement manifeste des comics de super-héros américains, et plus spécifiquement de leurs traductions les plus cheap, celles que nous lisions enfants, les petits formats tout moches Aredit/Artima, noir et blanc sur papier journal spongieux, avec lettrage mécanique, caractères gras aléatoires, et redécoupage des vignettes à la serpe.

Les codes super-héroïques y sont respectés (le héros mène une double vie, le bien donne de grands coups de lattes au mal dans des combats outrageusement bavards…), ainsi que les modes de conception (travaux d’écriture et de dessin par un collectif constamment renouvelé, comme dans les chaînes de montage Marvel – on a notamment vu passer la signature de Fabrice Neaud pour un épisode), les graphismes 3D vous agressent par leur touche anonyme, industrielle et, il faut le dire, assez repoussante (sans doute volontairement)… Mais il ne s’agit ni d’un plagiat, ni (encore moins, on n’est pas là pour rigoler), d’une parodie. C’est, disons, une subversion du super-héros. Le discours est stupéfiant, passionnant, éminemment politique puisque l’environnement hostile dans lequel s’ébattent les personnages est familier, c’est notre société libérale « avancée » à peine exagérée, disons anticipée. Bienvenue à Epura.

Contrairement au New-York des X-Men, Epura est un monde infernal seulement parce que c’est le nôtre. On y subit le martèlement publicitaire, la collusion entre le pouvoir et les puissances d’argent, le chômage de masse, la précarisation généralisée, l’atomisation sociale et la ghettoïsation par classes, la violence légitimée, la consommation comme horizon, le marketing comme way-of-life (au passage, l’anglomanie rampante du vocabulaire), le viol cynique du sens des mots (la zone insalubre avec HLM clapiers, poubelles et vidéosurveillance s’appelle « Quartier Bien-Être »), la traque aux « sans-pass » bouc-émissaires mais main d’œuvre bon marché (le « pass » universel d’Epura sert de carte à la fois d’identité et de crédit, puisque c’est un peu la même chose), la peur comme ressort politique, l’éradication de la moindre niche pour l’esprit ou la connaissance, la décrédibilisation de toute possibilité d’opposition, la haine, le mépris, le mensonge, l’obscurantisme, la guerre de tous contre tous… Outré, le tableau ? Oh que non, on y est, on y est presque ! La récente psychose délirante de Concombre-qui-tue et de son sidekick Steak-haché-de-la-mort était par exemple étonnement anticipée dans le quatrième épisode de Socio, où la mort d’un enfant après intoxication alimentaire présumée est montée en épingle par les medias et instrumentalisée par les politiques – diversion.

Le thème général de la série est l’aliénation, terme qui se fait rare depuis que les études marxistes sont désaffectées. Le héros est un spécimen pathétiquement aliéné du nom d’Alexandre Souché, loser gras du bide, binoclard et dépressif, diplômé d’un master en sociologie et travaillant depuis dix ans comme serveur dans un fast food. À la suite d’un accident aussi miraculeux qu’une morsure d’araignée radioactive, il se retrouve propulsé dans l’envers du décor : « l’Indicible », dimension où seules les idées existent (on soupçonne les auteurs d’avoir emprunté le concept au Promethea d’Alan Moore, c’est de bonne guerre). Dans ce monde-là, Alexandre devient « Socio », le super-héros qui « démantèle les rouages sociaux ! », et tout en citant Chomskiy affronte ses adversaires, de monstrueux « super-vilains » incarnant les instances aliénantes, les véritables menaces qui pèsent sur le monde et sur les esprits : le rachitique Haine de soi, le boulimique Plus, l’odieuse Viol psychique (dont la tête reproduit le chat horriblement mignon de « Hello Kitty », cette merde), le conquérant Ego à la bite turgescente et démesurée, la vieille bodybuildée Hédonisme, la sèche grosse tête Masturbation mentale

Moi qui, d’une part, ai appris à lire dans Strange et qui étais Spiderman à fond jusqu’à l’âge de 12 ans ; qui d’autre part ai fait des études de sociologie, également à fond, jusqu’à 25 ans et mèche, bardé de diplômes démonétisés sur le marché de l’emploi mais riche d’une formation irremplaçable sur l’appréhension des processus sociaux (en gros, voici l’idée qui change tout : l’état présent des choses a une raison, une origine, une organisation, il n’est ni fatal ni naturel ni incompréhensible, bref il peut se penser, se discuter, voire se combattre) ; moi qui frémis aujourd’hui quand j’entends un abruti UMP proposer la suppression pure et simple des filières socio et psycho qui « ne mènent à rien », moi qui, paranoïa oblige, y vois l’une des phases du plan délibéré d’abrutissement du monde par ses maîtres… Je salue cette salutaire création graphique, qui pense le monde en BD trash et donne une forme populaire à ce qui se passe dans nos têtes. Je prends Socio de plein fouet.

Ouaip, je le prends. Socio, c’est mon héros. À fond."

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